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McEnroe : Il y a 40 ans, le chef-d'œuvre anglais de Johnny colère

Laurent Vergne

Mis à jour 27/06/2024 à 19:06 GMT+2

Eté 1984. John McEnroe se remet doucement de sa défaite en finale de Roland-Garros qui, 40 ans après, l'empêche encore de bien dormir certaines nuits. A Wimbledon, l'enfant terrible du tennis fait parler toute la puissance de son génie pour décrocher sa troisième couronne à Londres. Le plus beau joyau d'une saison merveilleuse. En prime, le temps d'une quinzaine, le colérique McEnroe s'est assagi.

John McEnroe, 1984.

Crédit: Getty Images

John McEnroe est un homme en colère. Peut-être parce qu'il vient de perdre sa première place au classement mondial au profit d'Ivan Lendl. Ou plus sûrement parce qu'il a subi quelques jours plus tôt la plus cruelle défaite de sa carrière, face à ce même Lendl, en finale de Roland-Garros. Ou peut-être, tout simplement, est-il en colère parce qu'il est en colère. Aussi vrai que Pierre Goldman clamait : "Je suis innocent parce que je suis innocent". Il n'y a rien à expliquer. C'est comme ça. IL est comme ça. McEnroe, symbole vivant de la colère. Le bougon, le râleur, le colérique, le nerveux, le "superbrat". Une cocotte-minute en ébullition. Un volcan toujours prêt à la prochaine éruption.
Au Queen's, ce petit théâtre de verdure, prestigieux mais bucolique, où un mot n'en dépasse jamais un autre, l'Américain vient d'onduler à nouveau de la toiture. Les fils se sont touchés. Nous sommes juste entre Roland-Garros, son insupportable crève-cœur, et Wimbledon, où il s'apprête à défendre son titre. Après avoir corrigé Jimmy Connors en demi-finale, ce qui est toujours bon pour ses nerfs, il a dominé en finale l'inconnu Leif Shiras, 105e mondial. Mais de ce match, tout le monde a surtout retenu l'énième coup de gueule de McEnroe. Il ne deviendra pas tout à fait aussi célèbre que le "You cannot be serious" de 1981 à Wimbledon, mais il a tout de même fait parler. Il a choqué, même, au pays du "schoking".
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Ivan Lendl et John McEnroe lors de la finale de Roland Garros 1984

Crédit: Eurosport

A la fin du deuxième set, McEnroe, mécontent de la décision de l'arbitre Robert Smith (rien à voir avec le chanteur des Cure), a traité ce dernier d'"abruti". "Il a overrulé et je suis convaincu qu'il avait tort", plaidera le gaucher qui, peu après, a trouvé le moyen de s'embrouiller avec un spectateur et même avec son adversaire. Au bord de la parano, il était convaincu que Shiras se moquait de lui. Le Royaume en a marre de ces excès et de ses accès de colère.
Le week-end précédant le coup d'envoi de Wimbledon, la presse anglaise se déchaine contre McEnroe. Elle relaie notamment des propos supposés du comité du tournoi sur son souhait de mettre en place un nouveau plan disciplinaire, destiné officiellement à tous, mais officieusement concocté spécialement pour McEnroe. Alan Mills, le patron de Wimbledon, prévient : les juges de chaise ont reçu pour consigne de faire preuve d'une grande sévérité à la moindre incartade, au moins mot déplacé.

Quand Mac fait casquer le Sun

C'est la grande affaire de ce début de quinzaine, au point que le lundi 26 juin, jour de son entrée en lice sur le Centre Court, où il lance les hostilités à 14 heures en tant que tenant du titre, McEnroe a reçu une lettre personnelle de Reginald "Buzzer" Hadingham, l'assurant que les remarques très dures du comité envers lui parues dans les journaux ont été exagérées. Il est temps de calmer, un peu, le jeu.
Mais c'est bien dans un contexte pesant que Big Mac amorce son tournoi. Les Britanniques ne sont alors pas nombreux à souhaiter un nouveau triomphe du sale gosse du Queens (sans apostrophe, celui-ci). "La nation entière attend sa première explosion", ironise le romancier irlandais et grand fan de tennis, J. P. Donleavy. "Le tennis est maintenant secondaire, c'est devenu une question morale", va-t-il jusqu'à clamer à propos de McEnroe. Diantre. Entre admiration et détestation, la double teneur de ses rapports avec lui depuis ses tonitruants débuts en 1977 à l'âge de 18 ans, il sait qu'il fascine le public britannique au moins autant qu'il l'insupporte.
"Les Anglais ont tendance à prendre ces choses plus au sérieux que les autres en raison du snobisme attaché à Wimbledon, insiste Donleavy. Ici, le tennis est considéré comme une affaire de gentlemen et nous supposons tous que les juges de lignes et les arbitres sont d'anciens maréchaux de la Royal Air Force ou d'anciens avocats. Il s'agit peut-être en réalité d'anciens vendeurs de brosses à dents, mais nous imaginons toujours qu'ils ont occupé ces postes élevés.''
John McEnroe n'est pas de ce monde. Il vitupère comme un New Yorkais. "Les trucs que je peux dire ici, comme 'abruti', effraient un peu les gens, mais chez moi, c'est considéré comme le langage courant !", tente-il de se défendre. Au fond, il ne comprend pas. Pour lui, ces gens en font trop : "On me considère presque comme un criminel. Tant de gens me tirent dessus en ce moment. C'est dingue. Ils veulent que je sois banni de Wimbledon avant même que ça commence."
Alors il prend donc une décision : sur le court, il se tiendra à carreau, autant que possible. En dehors, il boudera, ne dira rien aux journalistes, ou seulement le minimum syndical obligatoire. Il veut faire payer à la presse ses attaques récurrentes. Au sens propre aussi : il n'accorde qu'une seule interview avant le tournoi, au Sun, mais monnaye ses mots et se fait rémunérer pour répondre aux questions.
J'ai décidé que je ne dirai rien, même quand je ne suis pas d'accord
Lors de son premier tour, remporté en quatre sets contre l'Australien Paul McNamee, il est irréprochable. Son seul écart, involontaire ? Être entré sur le court dans une tenue bleue trop colorée. Il doit se changer vite fait et s'exécute sans se plaindre. Et sa révérence à la tribune royale est volontairement trop appuyée. Une forme de (petite) provocation. Mais à part cela, son comportement ne souffre aucune critique. S'il a manifesté son désaccord avec certaines annonces de l'arbitre, ce n'est qu'à travers des expressions sur son visage. Pas un mot.
"J'ai décidé que je ne dirai rien, même quand je ne suis pas d'accord", annonce-t-il en conférence de presse après son premier tour. Une conf' sans images, puisque l'Américain a réclamé, avec l'accord du tournoi, qu'aucune caméra de télévision ne soit autorisée à entrer dans la salle, de peur qu'elles n'attendent que quelqu'un ne le pousse à s'énerver pour mieux utiliser la séquence contre lui. Un peu parano, John ? A peine. Il ne répond donc qu'aux questions de la presse écrite, parce qu'il n'a pas le choix, sous peine de sanctions. Mais son message est clair : "Je ne ferais pas cela du tout si je n'y étais pas obligé, même si j'apprécie personnellement certains d'entre vous dans cette pièce."
McEnroe apparaît aussi sûr de lui hors du court que dessus. Est-il son principal adversaire dans ce tournoi ? McNamee, sa première victime, le pense. "Il n'est pas imbattable parce qu'il est capable à tout moment de s'autodétruire. Sa nature profonde risque toujours de prendre le dessus et de finir par le ruiner". Mais quand on lui demande d'avancer le nom d'un adversaire capable de le battre dans ce Wimbledon, l'Australien réfléchit, puis il sourit : "Honnêtement, je ne vois personne. Non, non, il a l'air tellement solide."
McNamee a raison. Qui ? Björn Borg est à la retraite. Ivan Lendl vient enfin d'intégrer le cercle des vainqueurs à Roland-Garros mais sur herbe, il paraît encore très loin du compte. Mats Wilander est un terrien. Boris Becker n'existe pas encore. Non, il n'y en a qu'un, a priori, capable de se mettre éventuellement en travers de son chemin. Ce bon vieux Jimbo, le dernier à l'avoir battu à Wimbledon, lors d'une mémorable finale en 1982.

Le mythique Tacchini noir et blanc

En chemin, McEnroe résiste à tous les pièges. Bill Scanlon, par exemple, en huitième de finale. La saison précédente, c'est lui, Scanlon, qui a causé une gigantesque sensation en battant McEnroe à l'US Open, en huitièmes, déjà. Les retrouvailles s'annoncent salées, d'autant que ces deux-là se haïssent et ne manquent jamais une occasion de le dire. Ou de l'écrire, plus tard. Scanlon, amoureux des lettres, publiera en 2004 le livre Bad news for McEnroe, réplique directe à l'autobiographie du génial gaucher, You cannot be serious. Il en profitera pour régler ses comptes, revenant notamment sur leur détestation réciproque, laquelle remonte à leur adolescence.
Mais ce jour-là, à Wimbledon, il n'est question que de tennis et McEnroe fait les questions et les réponses de ce dialogue à sens unique : 6-3, 6-3, 6-1. "Tout le monde essayait de faire toute une histoire entre moi et Scanlon, alors j'ai essayé de m'assurer que mon esprit était bien tourné vers le match et rien d'autre. Il s'agit de me tenir debout et de ne rien laisser me perturber." De fait, il est imperturbable. En réalité, seul McNamee lui aura pris un set dans cette quinzaine pleine de soleil et chaude. McEnroe laisse parler sa raquette et son jeu confine souvent au pur génie. Le mot, que notre époque galvaude si allègrement, si piteusement, s'applique ici à merveille.
Après avoir dompté en demie le jeune Pat Cash, dont l'heure viendra, McEnroe retrouve son vieil et pire ennemi Connors en finale. Une boucherie. Une heure vingt de match. 6-1, 6-1, 6-2. Le cadet, avec son mythique Tacchini noir et blanc sur le dos, est au sommet de son art. Il ne perd que 10 points sur son service. Jamais plus de deux dans le même jeu. "Son jeu est d'abord basé sur son service et il n'a jamais servi aussi bien", avoue Connors qui, lui, commet cinq doubles fautes, plus que sur les six premiers tours réunis. Parce que la qualité de retour de son compatriote a été aussi haute que le reste de son jeu, il a dû prendre des risques. Trop.
McEnroe lui a tout fait, jusqu'à finir sur un break blanc. Après un dernier passing de coup droit gagnant sur la balle de titre, McEnroe lâche un énorme "Yes", poing gauche dressé vers le ciel. La poignée de mains est d'époque : furtive, minimaliste et glaciale. Chez ces gens-là monsieur, quand on se déteste, on ne fait pas semblant de s'aimer. On ne se tape pas sur le bide, on ne se prend pas dans les bras.
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La poignée de mains chaleureuse entre McEnroe et Connors après la finale de Wimbledon en 1984.

Crédit: Getty Images

1984, année sublime

A Connors, il ne reste que sa fierté : "J'ai souvent mis des fessées, aujourd'hui j'en ai pris une, mais je ne baisserai pas la tête. Je ne l'ai jamais fait en 31 ans et je ne vais pas commencer maintenant." Puis il a cette image magnifique pour résumer son sentiment du jour : "Pendant tout le tournoi, j'ai eu l'impression de voir la balle comme un ballon de basket. Là, je n'avais même pas le temps de l'apercevoir." Tout est allé trop vite pour lui.
Johnny Mac estime ne "jamais avoir mieux joué" mais pense pouvoir "faire encore mieux". En réalité, à 25 ans, il est au sommet de son expression tennistique. Presque artistique, dirait-on. Cette saison 1984 est extraordinaire à tous points de vue. Il remportera encore l'US Open derrière et s'il n'avait pas laissé filer cette finale de Roland-Garros contre Lendl, il serait allé en Australie pour chasser le Grand Chelem (à l'époque, le tournoi avait lieu en décembre, en clôture du calendrier). Il n'aura donc remporté "que" deux Majeurs cette année-là mais elle laissera une empreinte indélébile : 82 victoires, 3 défaites, soit 96,5% de victoires. Un record jamais dépassé depuis. Il a remporté 13 des 15 tournois disputés. Les deux autres ? Finaliste.
Etourdi par sa propre maestria, l'Américain n’ira jamais plus haut. A vrai dire, il ne gagnera plus le moindre tournoi du Grand Chelem après 1984. Reste cette parenthèse enchantée, et ce Wimbledon de toutes les revanches : sur la finale de Roland-Garros qui venait de lui échapper, sur celle de Wimbledon contre Connors deux ans plus tôt, et même sur son titre en 1983 à Londres, quand il avait balayé l'inattendu Chris Lewis en finale, ne lui laissant que six jeux. "Les gens disaient que je ne serais pas capable de faire ça contre Connors. Je viens de le faire, en mieux, alors Chris doit se sentir moins seul maintenant", savoure-t-il après le plus éclatant de ses triomphes.
Surtout, il a pris une revanche sur sa propre personne. C'est la quinzaine de la métamorphose, même provisoire, pour le "Supermorveux", qui aura traversé le tournoi sans qu'un mot plus haut que l'autre ne dépasse de sa bouche. Peut-être sa plus étonnante victoire. La plus belle, aussi, pour Johnny Colère.
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Finale Wimbledon 1984 : John McEnroe au sommet de son art.

Crédit: Getty Images

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