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Steven Bradbury, le dernier homme debout

Laurent Vergne

Mis à jour 25/03/2019 à 14:15 GMT+1

LES GRANDS RECITS – A Salt Lake City, en 2002, Steven Bradbury est entré dans la légende olympique, par le biais d'un sacre pour le moins improbable en short-track. Tour après tour, jusqu'à une finale invraisemblable, l'Australien a bénéficié de chutes de ses adversaires pour triompher. Lui avait su rester debout. Un juste retour du destin, pour celui qui avait passé sa carrière à se relever.

Steven Bradbury.

Crédit: Eurosport

Fin 2018, nous vous avions proposé de choisir vous-mêmes les sujets de nos Grands Récits. Plus de 460 histoires ont été soumises par vous, lecteurs. Nous en avons retenu douze. Vous pourrez les découvrir dans notre rubrique du mardi jusqu'au mois de juin. Voici le premier de "vos" épisodes : il est consacré à Steven Bradbury. Si nous commençons par lui, c'est parce qu'il s'agit du sujet qui est le plus souvent revenu dans vos propositions, et de loin.

S'il n'en fallait qu'un, ce serait lui. Il est l'essence même du héros improbable. Le champion olympique le plus invraisemblable de tous les temps. Tous les quatre ans, comme un incontournable marronnier, son histoire ressort. Les images sidèrent et amusent à chaque fois. Sans prendre une ride. Plus chanceux que Steven Bradbury, ça n'existe pas. Tout le monde la connaît, cette histoire.
Salt Lake City 2002. Lors de l'épreuve du 1000 mètres en short-track, l'Australien bénéficie d'une succession de circonstances favorables, course après course, jusqu'au dénouement de la finale, presque gaguesque. Son sacre, c'est celui d'un type tombé au bon endroit au bon moment. Un "champion" béni des dieux, dont le mérite essentiel aura été d'avoir une bonne étoile au-dessus de la tête et sous les patins, le jour J.
Voilà pour l'image d'Epinal. Mais si l'histoire de Steven Bradbury se résumait à cela, il n'y aurait pas de Grand Récit. Il suffirait de se repasser en boucle la vidéo de ce vaudeville, où les patineurs tombent sur la glace comme les portes claques dans un boulevard, en oscillant entre hilarité devant la scène digne d'un cartoon de Tex Avery, et une pointe de mépris, en mode "quel cocu, celui-là !"
Sauf que son drôle de triomphe au bord du Lac Salé n'est que la partie émergée de son iceberg. Celle que tout le monde a vue. Elle l'a propulsé dans la légende olympique et celle des bêtisiers, mais elle ne dit pas tout de Steven Bradbury. Et surtout pas l'essentiel. Il y a tout ce qui est englouti, ce que le grand public, dans son immense majorité, ne sait pas ou n'a pas retenu. Dans le drôle de voyage du patineur australien, le chemin est indissociable de la destination. Au moins autant qu'une affaire de chance, c'est une histoire de persévérance.
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Steven Bradbury après son "casse du siècle" à Salt Lake.

Crédit: Getty Images

Faire du short-track en Australie ? Koh-Lanta aux Antipodes

Il n'est d'ailleurs champion olympique que depuis trois quarts d'heure, ce 16 février 2002, qu'il se charge d'emblée de remettre sa bonne fortune en perspective lors de la première conférence de presse du reste de sa vie : "Je ne mérite peut-être pas ce titre olympique pour la dernière minute passée sur la glace. En revanche, je la prends comme une juste récompense de ces dix dernières années." Sur le coup, dans les entrailles du Salt Lake Ice Center, seuls les initiés comprennent ce à quoi l'Australien se réfère. Pour les autres, soit l'immense majorité, Steven Bradbury est une totale découverte.
Plus improbable encore que son titre olympique, il y a d'abord le simple fait d'avoir opté pour le patinage de vitesse. La glace est à peu près aussi courante en Australie que les ours dans le Sahara. "Ce n'était pas vraiment le sport le plus populaire dans mon pays", sourit-il. S'il lace ses patins pour la première fois à l'âge de trois ans, c'est sur une initiative paternelle. Son père a été champion d'Australie de patinage de vitesse.
Il faudra pourtant quelques années avant que le virus ne se transmette à sa progéniture. "J'ai d'abord détesté mon père de m'avoir mis au patinage, raconte Bradbury dans son autobiographie parue en 2005. Comme tous les enfants de mon âge, je rêvais de cricket, de rugby et de football. Puis à l'âge de dix ans, j'ai commencé à m'y mettre vraiment."
Un choix en toute connaissance de cause. Celui de la solitude. Ni reconnaissance ni finances. Anonymat et galère sont les deux compagnes du patineur australien, peu importe qu'il opte pour la piste longue ou le short-track, comme le jeune Steven. Le simple fait de trouver un endroit où s'entraîner s'avère digne d'une épreuve de Koh-Lanta. Au début des années 80, il n'y a qu'une patinoire disponible à Brisbane. Et encore, seulement certains jours, sur des créneaux horaires précis.

Premier frisson à 17 ans

Malgré la complexité de la situation, une fois assumé ce drôle de destin, Bradbury va pourtant attraper le virus de la glisse. A l'adolescence, il n'envisage plus son existence à travers un autre prisme. Très vite, il grimpe dans la hiérarchie nationale dans ses catégories d'âge, quoi que cette ascension soit à relativiser compte tenu de la maigreur des effectifs. Comme il le dit lui-même, lors de son premier titre de champion d'Australie de short-track, chez les moins de 13 ans, "le dernier avait fini avec la médaille de bronze."
Il n'empêche. Steven Bradbury s'entraîne comme un dingue et, à seulement 17 ans, intègre l'équipe nationale. Timing idéal pour disputer les Championnats du monde 1991, organisés à... Sydney. Avec sa mèche rebelle et sa bouille encore enfantine, Bradbury n'est pas encore le taulier de l'équipe. Il est remplaçant. Mais il prend part à cette première page d'histoire : lors du relais 5000m, les Australiens décrochent le titre. La toute première médaille mondiale du pays dans un sport d'hiver, quel qu'il soit. Aux côtés de Kieran Hansen, Andrew Murtha, Richard Nizielski et John Kah, Steven connaît ainsi son premier grand frisson international.
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Cinq garçons dans le vent. de Kieran Hansen, Andrew Murtha, Richard Nizielski, John Kah et Steven Bradbury, au milieu au second plan.

Crédit: Getty Images

L'exploit est colossal, tant l'équipe est jeune et inexpérimentée. Murtha, l'ainé du groupe, n'a pas encore 25 ans. Surtout, ses cinq membres ne s'entraînent tous ensemble que quatre ou cinq fois dans l'année. Bradbury et Nizielski sont basés à Brisbane, Murtha et Hansen à Sydney et Kah à Adélaïde. Dans un pays aux distances aussi extrêmes, réunir tout ce petit monde relève du défi presque insurmontable au vu de leur absence de moyens.
Un an plus tard, Steven Bradbury découvre les Jeux Olympiques, à Albertville. Il a 18 ans, et son temps de glace reste limité. L'Australie ne récolte pas de médaille, mais ce premier contact avec l'Olympe a pour le natif de Camden un fort goût de reviens-y.

Lillehammer, entre malheur...

Ça tombe bien, il n'aura que vingt-quatre mois à attendre pour retourner sur l'Olympe. L'instauration de l'alternance temporelle entre Jeux d'hiver et d'été provoque un enchaînement inédit entre Albertville et Lillehammer, dès 1994. S'il est encore tout jeune, Bradbury a toutefois changé de dimension en deux ans. Il est devenu un des meilleurs spécialistes mondiaux. En Norvège, il n'est plus question de découverte, mais d'ambition. Surtout sur le 1000 mètres, sa spécialité, dont il est un des grands favoris.
C'est cette épreuve qui ouvre le programme à Lillehammer. Le 22 février 1994, l'Australien s'aligne dans la 6e série. Les deux premiers se hissent en quarts de finale. Une simple formalité, a priori. Sauf qu'en short-track, les formalités, ça n'existe pas. Bradbury est accroché illégalement par le Belge Geert Blanchart. Ce dernier est logiquement disqualifié mais pour Bradbury, le mal est fait. Son rêve olympique vient de se fracasser sur la rambarde de Lillehammer.
"J'étais le favori, nous dit-il. Et en quelques secondes, je me suis retrouvé là, le cul sur la glace, un peu comme un idiot, en cherchant à comprendre ce qui venait de m'arriver." Sorti ensuite en demi-finales du 500 mètres, il échoue donc à atteindre son objectif, ramener au moins une médaille en individuel.
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Les malheurs olympiques de Steven Bradbury : Lillehammer 1994, l'Australien finit à terre.

Crédit: Getty Images

… Et bonheur

Mais ces Jeux de 1994 vont tout même lui offrir un vrai grand moment de bonheur. Lors du relais, la Team Aussie, avec le même groupe qu'à Sydney en 1991, se qualifie pour la finale, au cours de laquelle la chute précoce des Canadiens assure d'ores et déjà une médaille aux trois autres équipes, à condition de rester debout. Les Australiens jouent la sécurité et Niezilski, le dernier relayeur, n'en rajoute pas dans sa lutte avec le concurrent américain pour la médaille d'argent.
"Ce n'était pas notre meilleure course et, d'une certaine manière, c'était presque décevant de n'avoir que le bronze, mais c'était tout de même un accomplissement incroyable", témoigne alors Bradbury. Le bronze suffit amplement à leur bonheur, et pour cause : dans toute l'histoire des Jeux Olympiques d'hiver, jamais l'Australie n'avait remporté la moindre médaille. C'est même une première pour une nation de l'hémisphère Sud.
Quelques minutes après la finale, Maggie Holland, leur coach, ne masque pas son bonheur : "je suis si fière d'eux et j'espère que l'Australie toute entière l'est aussi. Ils ont fait du super boulot, ils méritent ce qui leur arrive. J'espère que cela va leur apporter la reconnaissance qu'ils méritent. Ces jeunes patineurs, au choix de carrière improbable, se fraient un chemin dans l'histoire sportive de leur pays."
"Nous n'avions pas l'équipe la plus rapide, juge Bradbury, mais notre force, c'était notre homogénéité. Nous faisions à peu près la même taille, le même poids, et nous étions un vrai groupe". Un quart de siècle plus tard, ces jeunes gens restent à jamais unis dans l'Histoire. Grâce à sa folle épopée de Salt Lake City, Steven Bradbury demeure bien entendu la figure marquante, mais il n'a jamais perdu le contact avec Murtha, Nizielski et Hansen, le 4e larron du relais de Lillehammer.
Cet accomplissement collectif adoucit quelque peu l'immense frustration personnelle de ces Jeux de 1994. Steven Bradbury n'a encore que 20 ans, et tout le temps devant lui. Croit-il. Mais très vite, il va découvrir à ses frais l'autre mamelle de son sport, plus pernicieuse encore que l'aspect aléatoire qui le caractérise : sa dangerosité.

Quatre litres de sang sur la glace

Les chutes qui émaillent les courses de short-track ne sont pas seulement spectaculaires. Elles font parfois sourire le non-initié pour son côté "strike" de bowling, mais elles peuvent parfois (rarement heureusement) tourner au drame. Quelques mois après Lillehammer, Steven Bradbury prend part à une manche de Coupe du monde à Montréal. Une chute, comme il en aura connu des dizaines, en compagnie des Canadiens Marc Gagnon et Freddy Blackburn. Sauf que, cette fois, la lame du patin de Blackburn lui tranche la cuisse. "Je suis parti en l'air et je suis venu m'empaler sur sa lame", raconte-t-il, glaçant.
Les quatre muscles de son quadriceps droit sont sectionnés. En quelques minutes, l'Australien déverse quatre litres de sang sur la glace. C'est la panique. Il a 21 ans et se voit mourir : "j'ai toujours pensé que si je m'étais évanoui, je ne me serais jamais réveillé. Je n'arrêtais pas de me dire 'garde les yeux ouverts, garde les yeux ouverts'." L'intervention rapide et efficace des services médicaux va lui sauver la vie. Il faudra quand même 111 points de suture pour réparer sa cuisse, trois semaines avant qu'il ne puisse effectuer le moindre mouvement et dix-huit mois pour retrouver le plein usage de sa jambe droite. "J'ai eu beaucoup de chance de m'en sortir, souffle-t-il. C'était vraiment le moment le plus effrayant de ma vie."
Il en connaîtra un autre, six ans plus tard, en 2000. Pas une goutte de sang, cette fois. Mais une blessure qui, là encore, aurait pu tout briser, carrière et vie. Lors d'une séance d'entraînement, Bradbury termine la tête la première dans les balustrades : fracture des 4e et 5e vertèbres. Il s'en tire avec des vis dans les os et le port d'un halo crânien pendant un mois et demi. Mais il a encore frôlé la catastrophe, et les médecins lui déconseillent d'ailleurs fortement de reprendre la compétition.
Après chacun de ces deux graves accidents, ses proches aussi le pousseront à tout arrêter. Mais le patineur de Brisbane repartira au charbon. "Parce que la vitesse et la course sont deux drogues puissantes et qu'il n'existe aucun sevrage pour ça", nous explique-t-il. Puis, en 2000, il ne s'imagine pas manquer les Jeux de Salt Lake City. Il s'est promis cette dernière cavalcade olympique après la déception de Nagano en 1998. Au Japon, alors qu'il avait fourni tant d'efforts pour revenir au premier plan, deux chutes en individuel et une élimination aux portes de la finale en relais ont ruiné son bilan et celui de l'Australie. Alors, malgré les déboires et les désillusions, malgré le sang et les larmes, il repart. Une dernière fois. Ce sera la meilleure décision de sa vie.

Les trois miracles de Salt Lake

Lorsqu'il arrive dans l'Utah au mois de février 2002, Steven Bradbury a 28 ans. Ce sont ses quatrièmes Jeux Olympiques. Les derniers, il le sait. Il ne compte plus parmi les patineurs les plus rapides du short-track. Pour réussir là où il a toujours échoué, ses qualités propres ne suffiront plus. Heureusement, il va bénéficier d'un retour de fortune peu commun par son ampleur.
Le sacre olympique de Bradbury, c'est un miracle en trois actes. Un concentré de surréalisme. Qualifié sans souci pour les quarts de finale du 1000 mètres, il aurait pu, aurait dû s'arrêter là. Face à lui, l'Américain Apolo Anton Ohno et le Canadien Marc Gagnon, deux des immenses favoris dans la course à l'or. Sachant que seuls les deux premiers accèdent aux demi-finales, l'Australien avance sur la pointe des pieds. Sans surprise, il termine troisième, derrière Ohno et Gagnon. Mais ce dernier est disqualifié pour obstruction. C'est l'acte I du miracle de Salt Lake. Les deux suivants seront plus invraisemblables encore.
En demi-finale, Steven Bradbury est en dernière position à un demi-tour de l'arrivée. Puis, dans le dernier virage, trois concurrents chutent. Il prend la deuxième place avant d'être déclaré vainqueur de sa course suite à la disqualification du Japonais Storu Terao. Pour la première fois de sa carrière, l'ancien maudit est en finale olympique. Il croit avoir plus qu'utilisé son capital bonne étoile, mais il n'a encore rien vu. Nous non plus.
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Steven Bradbury après sa qualification, déjà heureuse, pour la finale du 1000m.

Crédit: Getty Images

Quand tu seras champion olympique tout à l'heure, n'oublie pas de parler de mes patins !
16 février. Finale du 1000 mètres. Ils sont cinq, après le repêchage du Canadien Mathieu Turcotte. Le plateau est royal. Turcotte est triple champion du monde. Li Jiajun est une légende. Le Chinois pèse une dizaine de médailles d'or mondiales. Vice-champion olympique du 1000m à Nagano en 1998, il veut sa première couronne aux Jeux.
Il y a surtout Apolo Anton Ohno. La coqueluche américaine. Ohno n'a pas 20 ans, mais c'est déjà une star. Après ses deux titres aux Mondiaux 2001, tout Salt Lake City l'attend. Cette finale ne sera pas à une cocasserie près : Ohno est équipé de patins fournis par... Bradbury, lequel a ouvert au pays une petite entreprise de fabrication de matériel. Sûr de la victoire d'Ohno, l'Australien va le voir avant le départ : "quand tu seras champion olympique tout à l'heure, n'oublie pas de parler de mes patins !"
Le dernier larron se nomme Ahn-Hyun-Soo. A côté, Ohno est un vétéran : le Sud-Coréen a 16 ans. Il n'est pas encore un mythe, mais le deviendra. Vous le connaissez peut-être sous son autre nom, Viktor Ahn, celui qu'il utilisera une fois naturalisé Russe. Aujourd'hui, Ahn est le patineur le plus titré de l'histoire du short-track avec ses six médailles d'or aux Jeux. Il est le seul à s'être imposé dans les trois épreuves individuelles aux J.O.. Entre les légendes établies et celles à venir, cette finale du 1000 mètres va devenir en moins de 90 secondes une des pages les plus fameuses de l'histoire des Jeux d'hiver.
Steven Bradbury est dans ses petits patins. Il le sait, il est le moins rapide du lot. Gagner "à la régulière" ? Impossible. Dès les premières secondes, l'Australien se retrouve à la dernière place. Mais la position est, aussi, une posture. "Je n'avais pas de raison de changer de stratégie, décrypte-t-il. Je n'avais aucune garantie que ça marcherait mais, de toute façon, je n'avais pas d'autre choix. Alors je me suis mis derrière, et j'ai attendu que ça tombe."

Un sacre entériné par un juge... australien

Pour accéder au podium, il a besoin de deux chutes. Trois pour l'argent. Quatre pour l'or. Le strike. Comme souvent en short-track, tout s'emballe dans le dernier tour. Une dizaine de secondes. Il n'en faudra pas plus de quatre pour propulser Steven Bradbury d'un certain anonymat à une renommée planétaire. A la lutte avec Ohno, Li est le premier à chuter. Ahn, déséquilibré, traverse la piste et, comme dans un jeu de quilles, entraine Ohno et Trucotte avec lui. Quatre hommes à terre. Et "The last man standing". Le dernier homme debout, comme il intitulera son autobiographie.
Steven Bradbury, même pas au sprint, est le premier à couper la ligne d'arrivée. Ohno et Turcotte le suivent de près, mais eux sont encore au sol. Cette scène ne ressemble pas à grand-chose. Mais elle va se figer, en même temps que son principal protagoniste, dans la grande histoire olympique.
Derrière la drôlerie, la bizarrerie, pointe surtout la polémique. Elle touche, encore, un sport de glace. Cinq jours plus tôt, en patinage artistique, un scandale a éclaté lors de l'épreuve des couples, impliquant la juge française Marie-Reine Le Gougne, accusée d'avoir voté en faveur des Russes au détriment du couple canadien dans le cadre d'un accord aux atours brumeux.
La finale du 1000m en short-track n'échappera pas non plus au soupçon. Et pour cause : Jim Hewish, le juge principal, celui qui doit décider ou non si la finale doit être recourue, est... australien. Il choisit d'entériner le résultat et, de fait, le sacre de Steven Brabdury. "Je ne sais pas s'il y avait une raison valable de faire repartir cette finale, mais quand j'ai vu les juges discuter, je pensais que ça allait être le cas", avoue l'improbable héros.
Ancien patineur de l'équipe américaine, Eric Flaim clame son incompréhension : "Ahn a provoqué la chute, il est responsable, mais il n'est pas disqualifié. Les patineurs qui sont tombés à cause de lui n'avaient plus aucune chance de gagner. D'un point de vue sportif, ça ne me semble pas très juste. La seule solution, c'était de recourir et de redonner une chance à Ohno de remporter l'or."
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L'incroyable strike qui a propulsé Bradbury au sommet de l'Olympe.

Crédit: Getty Images

Enlève ce putain de sourire de ton visage, mec, t'es un voleur !
A l'annonce de l'officialisation du podium, le public de Salt Lake City est furieux. Huées dans les travées. Apolo Anton Ohno, le chouchou de la foule, doit se contenter de l'argent après ce dénouement rocambolesque. Bradbury est pris à partie par un spectateur : "enlève ce putain de sourire de ton visage, mec, t'es un voleur !"
Un double procès injuste. D'abord parce que Bradbury n'a rien volé. Le terme est pour le moins inapproprié. Quant à Jim Hewish, il avait fait recourir quelques jours auparavant une demi-finale du relais remportée par... les Australiens. Lors de la manche recourue, ils n'avaient pas réussi à se qualifier. "Il me semble qu'il a prouvé à cette occasion son indépendance", souligne Ian Chesterman, le patron de l'équipe aussie.
Après ces quelques minutes d'incertitude, Brabdury devient donc officiellement le premier champion olympique de l'Hémisphère Sud aux Jeux d'hiver, ajoutant un fond historique à la forme quasi-comique de son sacre. Timing parfait : le lendemain, sa compatriote, Alisa Camplin, sera couronnée à son tour en ski acrobatique. Vingt-quatre heures trop tard pour que l'Histoire s'en souvienne.
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Alisa Camplin et Steven Bradbury, les héros australiens de Salt Lake. Le second a clairement éclipsé la première...

Crédit: Getty Images

Inconnu une heure plus tôt, Steven Bradbury devient instantanément le personnage central du grand barnum olympique. "Le champion olympique le plus chanceux de ces 106 dernières années", clame NBC. Aussitôt titré, aussitôt sommé de s'expliquer, comme si le patineur de Brisbane avait mal agi. Cela fait dix-sept ans qu'il doit se justifier d'avoir gagné de cette manière.
"C'est sans doute vrai, admet aujourd'hui l'Australien. Je ne le nie pas, je suis probablement le champion olympique le plus chanceux de tous les temps. Mais c'est aussi la victoire de la persévérance. Après mes déboires à Lillehammer, où j'ai joué de malchance, après mes graves blessures, j'aurais pu tout arrêter. Renoncer. J'ai décidé de me battre. Je me suis mis en position d'avoir cette chance qui m'avait si souvent abandonné. Le destin a fait le reste, mais j'ai tout fait pour le provoquer."

Faire une Bradbury

Après toutes ces années, il n'éprouve qu'un seul regret : "si c'était à refaire, je ne monterais pas seul sur le podium. Pas sur la première marche. J'aurais invité les autres à venir avec moi, à mes côtés." Il l'admet, en revoyant les images, il a l'air de s'excuser. Une attitude qui traduit ses sentiments ambivalents : "je n'ai pas l'air à l'aise mais je ne vois pas pourquoi je devrais m'excuser. Je méritais ce qui m'arrivait enfin. J'aurais sans doute préféré être champion olympique à Lillehammer, quand j'étais au sommet, que j'étais le meilleur. Mais se souviendrait-on de moi aujourd'hui ?"
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Podium des Jeux de Salt Lake : Steven Bradbury félicité par Apolo Anton Ohno.

Crédit: Getty Images

Il connaît la réponse, évidente. Ces lignes n'existeraient pas, on ne continuerait pas de l'interroger sur sa folle épopée s'il avait triomphé dans des conditions normales. Champion olympique en 1994, il aurait écrit l'histoire du sport australien. Son improbable couronnement de Salt Lake City l'a imposé dans la légende du sport tout court. La nuance est de taille.
"Faire une Bradbury" est ainsi devenue une expression passée dans le langage courant en Australie, chaque fois que quelqu'un accomplit une performance inattendue dans des circonstances qui ne le sont pas moins. Elle est née un mois à peine après les Jeux de Salt Lake, lorsque Mark Webber termina 5e du Grand Prix d'Australie au volant de sa modeste Minardi, profitant d'une incroyable série d'accidents et d'abandons.
Cette gloire et ses contours peu communs n'ont pas toujours été simples à gérer et à digérer pour Steven Bradbury. C'était beaucoup à assumer. Trop, sans doute. Il a tenté de se lancer dans la course automobile, sans grand succès, a participé à des show télé, notamment Danse avec les Stars. Mais c'est comme "orateur inspirationnel" qu'il s'épanouira. Il aime et sait parler. Faire de son histoire une source de motivation pour d'autres. Le vrai Steven Bradbury est là. Un champion presque ordinaire au destin extraordinaire et, surtout, un homme jamais prêt à renoncer. Une histoire évocatrice pour chacun d'entre nous.
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De la glace aux pupitres : Steven Bradbury est passé maître dans l'art du discours.

Crédit: Getty Images

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