Retraite d'Eden Hazard : L'inclassable Hazard

Le football est aussi une histoire de symboles. Benjamin Pavard le sait sans doute mieux que personne : à Kazan, sa frappe de bâtard a mis encore un peu plus en lumière son parcours atypique. A Saint-Pétersbourg, son supplice face à Eden Hazard lui fut répété sans cesse à l'heure d'évoquer ses limites défensives. Le Français n'en a jamais pris ombrage. Au fond, il savait que l'identité de son bourreau devait entrer en ligne de compte.

"Franchement, ce n’est pas pour me donner des excuses, mais Eden Hazard, c’est le plus grand joueur contre qui j’ai joué, c’est extraordinaire, retraçait-il après coup pour L'Equipe. Je ne sais pas si les gens se rendent compte, il a un talent fou, un truc de malade. À Lille, je le regardais jouer, c’était déjà un truc de fou, mais là, jouer contre lui, c’est encore plus impressionnant. C’est le meilleur dribbleur du monde avec Messi. Je n’ai pas douté ce jour-là, j’ai confiance en mes qualités, mais ça va tellement vite avec lui…"

Ça allait tellement vite puisque, depuis ce mardi, il faut parler d'Eden Hazard au passé même si on ne l'évoquait plus tout à fait au présent depuis le 26 novembre 2019, jour maudit où son coéquipier chez les Diables Rouges, Thomas Meunier, venait provoquer une fissure dans une cheville droite dévastatrice pour le reste de sa carrière. Ses quatre ans au Real Madrid sont une conclusion injuste d'une carrière qui l'avait amené là où il le voulait : dans le plus grand club du monde. Si ses photos au retour de vacances avaient alerté l'opinion espagnole sur le côté bon-vivant du garçon, une vraie qualité soulignée par tous les joueurs qui l'ont croisé dans sa carrière, elles ont pris trop de place dans le narratif collectif. Oui, Hazard est arrivé avec quelques kilos en trop à Madrid. Mais, au Parc, en novembre, c'est un joueur avec le feu dans les jambes que Meunier mettait à terre. Celui que le football ne doit pas oublier.

A voir encore récemment Samir Nasri défendre bec et ongles son héritage face à Habib Beye sur le plateau de Canal +, qui lui préférait d'assez loin un Mo Salah, on se rend davantage compte de ce qu'a été Hazard. Les hommages, unanimes, de Kylian Mbappé à John Terry en passant par Thierry Henry, prouvent que le feu-follet fut au carrefour d'un changement d'époque. Si les années 2020 ont acté le déclassement des artistes au profit des intenses, Hazard fut un fantastique anachronisme. Ou plutôt un paradoxe : un créateur génial venu du côté, un coup de rein exceptionnel sans être une machine à stat, un joueur de transition à l’élégance racée.

A Chelsea, son titre de meilleur joueur de Premier League 2015 ne résume pas complètement son apport aux Blues et à la grande ligue en général. "Le grand Eden", pour reprendre les termes de Mbappé, fut immense. Floqué de son 17 mais surtout de son numéro 10, le Belge réactiva l'amour d'un numéro de maillot voué à disparaître. Au fond, il n'était pas meneur de jeu mais sa classe transpirait trop pour ne pas s'inscrire dans cette lignée. L'électrique Hazard était celui qu'on venait voir, celui qu'on redoutait, celui qu'on attendait, des pieds duquel une fulgurance géniale suffirait à justifier le déplacement.

Claude Puel, Rudi Garcia, Rafa Benitez, José Mourinho, Guus Hiddink, Antonio Conte, Maurizio Sarri, Zinedine Zidane – un fan de la première heure – et Carlo Ancelotti : tous ont vu en lui un joueur différent, capable de se hisser, le temps d'un match, d'un évènement ou, plus rarement, d'une saison complète au niveau des monstres sacrés de son époque, Lionel Messi et Cristiano Ronaldo. Et les chiffres dans tout ça ? Hazard est peut-être le meilleur symbole de l'adage : "les stats ne disent pas tout".

D'Hazard, il restera donc deux choses : ce sentiment d'inachevé, quand même. Un joueur de sa trempe ne devrait pas partir par la petite porte, alors qu'aucune équipe n'aura voulu prendre le risque de redonner sa chance à un corps meurtri et un joueur touché psychologiquement.

Mais surtout des images, des flashes comme pour mieux symboliser ces moments de grâce : cette frappe terrible du gauche pour crucifier Mandanda et le Vélodrome, soufflé par le talent insolent de ce crack en mars 2011. Cette saison où son double-double (20 buts, 16 passes) fut si énorme qu’il reste encore inégalé ailleurs qu’au PSG en L1. Ce but face à Arsenal, en février 2017, comme une preuve éclatante de son don du dribble épatant. Ces chevauchées sur l'aile gauche, avec deux, trois ou quatre hommes sur le paletot qui finissent tous dans son rétro. Et puis, forcément, cette Coupe du monde 2018, immense, où il fut le meilleur joueur officieux, celui qui porta les Diables Rouges à des niveaux encore insoupçonnés. Cette conduite de balle si particulière, reconnaissable entre mille. Ce temps d'arrêt, comme suspendu, avant le coup de rein fatal.

Alors, au fond, qu'importe sa place dans le débat éternel. Qu'importe que son meilleur classement au Ballon d'Or, totem de l'époque, ne soit qu'une 8e place surprenante. On aurait aimé le voir plus haut, plus longtemps, plus fort encore. Mais les souvenirs, eux, ne souffrent d'aucune nuance. "One of the greatest to play the game", a justement commenté Chelsea ce mardi, sans hiérarchie. C'est parce qu'Hazard était à part. Inclassable, à sa manière.